Octobre 1975, quelque part, ailleurs.
"Attendez, attendez, y'a pas le feu" criai-je énervé.
Cette situation, je ne l'avais pas voulue ou du moins pas vraiment. Tout avait commencé, il y avait maintenant quinze ans et onze mois. Dieu
qu'ils comptaient ces onze mois. Oublions Dieu un instant, sans vouloir l'offenser.
Donc je disais, que tout avait commencé quand je l'avais rencontrée dans le centre commercial où je travaillais comme manutentionnaire. Mon
père m'avait dit que je deviendrai un jour le directeur d'un de ces centres si je savais y faire. "Mon fils tu dois démarrer au bas de l'échelle, tu
dois savoir être humble, vois-tu, j'ai démarré comme coursier dans cette banque et aujourd'hui je la dirige" Ouais. Un homme juste et dur, mais
il était marié avec Sa banque et ne vivait que pour elle. Maman était partie le jour de mes 18 ans. Elle ne pouvait pas lutter contre cette
maîtresse implacable et froide. Je la voyais de temps en temps, et puis de moins en moins, j'essayai de vivre ma vie avec Laura.
Dieu qu'elle était belle. Dieu, c'est juste une expression, essayons d'oublier Dieu un instant. Un vendeur de télévisions avait vendu à Laura un
superbe poste de télévision habillé de bois comme on les faisait à l'époque. Beau mais trop lourd pour Laura.
"Bougez pas m'dame, un manutentionnaire va venir vous aider. "
Et il me héla dans le magasin.
"Georges, rapplique ici et aide cette charmante cliente."
J'avais honte de ce poste, je me sentais minable avec cette blouse bleue ornée d'une immense broderie avec le nom du magasin. Une publicité
ambulante, voilà ce que j'étais. Je sentais la sueur, mes cheveux étaient toujours poussiéreux, mes mains calleuses et mes ongles sales. Dieu
que j'étais pas beau. Toutes mes excuses Dieu. Et c'est ainsi que je m'approchais de Laura, la tête basse comme ces chiens qui prennent des
coups toute la journée par leur maître pour un rien et qui n'ose pas mordre. Laura ne me vit pas, je suis sûr qu'elle aurait été incapable de faire
mon portrait robot si la police le lui avait demandé.
Je pris le téléviseur dans mes bras et je la suivis sur le parking. Elle avait une vieille 304 Peugeot décapotable jaune. Je déposai l'objet sur le
siège arrière avec beaucoup de précautions. Dieu qu'elle était belle avec ses cheveux noirs dans le vent où le soleil faisait danser des reflets
bleus. Je la fixais et elle fit mine de ne pas s'en apercevoir.
J'ai encore dit Dieu ? Désolé.
"Merci"
C'est tout ce qu'elle me dit "Merci". Elle monta, démarra et parti. Je restais là quelques instants, figé et me repassant plusieurs fois dans ma
petite tête (c'est mon père qui disait que j'avais une petite tête) le souvenir de cette femme et le départ de cette voiture, de ses cheveux dans
le vent, j'étais bien.
Le lendemain, elle était dans le magasin. Je venais d'apporter des téléviseurs dans le rayon quand elle apparut dans mon champ de vision.
Pendant un instant je me mis à croire que c'était pour moi.
"Hé ! vous"
"Moi ? madame "
"Ben oui, vous. Où est le vendeur d' hier."
"C'est son jour de congé, si je peux vous aider."
"Sais pas, enfin. J'arrive pas à régler les chaînes et il y a un beau film ce soir et ..."
"Je peux venir à dix-neuf heures trente. Dès que j'ai fini ici."
J'avais osé. Une sensation que je n'avais pas encore connue m'envahit. J'avais osé faire quelque chose qui ne m'était pas attribué. Je me sentais
un surhomme, un dieu (c'est un exemple, y'a pas d'offense).
"Ben venez ce soir, y'a mon adresse sur la facture."
A dix neuf heures trente exactement je sonnais à sa porte. J'étais parti un peu plus tôt pour prendre une douche et surtout me changer, je
voulais que cette fois elle me voie. J'avais un pantalon blanc et un pull crème en coton. C'était la fin de l'été mais il faisait encore bon. J'étais
passé plusieurs fois dans le rayon des parfums du magasin pour trouver celui qui me conviendrait le mieux ou plutôt qui lui conviendrait.
"Vous êtes qui ?"
"Je suis le magasinier, je viens régler votre téléviseur."
Je trouvais que magasinier sonnait mieux que manutentionnaire.
Dieu, quelle beauté. Ouais, je sais j'ai encore dit Dieu. Je sais qu'il faut que je me dépêche mais je raconte Mon histoire, ma vie.
Il me fallut que quelques minutes pour faire les réglages mais à ses yeux j'étais un magicien, un David Copperfield. Un dieu (pardon), enfin un
héros.
Elle me proposa un verre que j'acceptai, elle me proposa ensuite de dîner avec elle, j'acceptai et plus tard dans la soirée quand elle me proposa
de nous revoir j'acceptai encore. Je la revis souvent. Un jour le responsable du magasin reçut sur la tête un congélateur que j'essayais de
monter sur l'étage du haut avec le Fenwuick. C'était une idée absurde, et le directeur le reconnaissait, mais c'était une idée du responsable.
Blessé, la place était libre et le directeur me proposait de la prendre et j'acceptais.
Laura était fière de se promener à mon bras et me présentait partout comme le directeur responsable des stocks.
Elle proposa de nous marier et j'acceptai. C'était il y a maintenant quinze ans et onze mois. Laura avait du sang italien. Attention, italien du
nord. Elle avait du tempérament. Elle choisit l'appartement, le décor, les meubles, les bibelots, les casseroles, les assiettes, la nourriture, les
loisirs, les revues, les films à la télé. Tout, elle décidait pour tout et moi j'acceptais. J'acceptais cette vie de larbin. Oui, j'étais son larbin.
"Tu es un minable, voilà quinze ans que tu es dans cette boite et tu es toujours responsable de ta boite à poussière."
Quand j'essayais de me rebeller, elle haussait le ton, me regardait avec ses yeux froids et hostiles sans amour sans tendresse, mais Dieu qu'elle
était belle. Je sais que j'ai encore dis Dieu. Je m'en excuse.
Où j'en étais maintenant, ...ah ! Oui, elle se moquait de moi. C'est à cette époque qu'elle décida de suivre des cours de danse. Elle rencontra le
bel Antonio. Un dieu de la danse. Oui je sais en parlant de Dieu, j'ai presque fini.
"Dépêchez-vous, vous devez choisir"
Je sais que je dois choisir. Elle ne parlait que de lui. Antonio fait ceci, Antonio fait cela, Antonio va acheter, Antonio part en vacances. Quand je
la regardais droit dans les yeux pour lui montrer que je m'en foutais de son bel Antonio, elle me fixait davantage, elle n'avait pas peur de moi ni
de rien. J'étais un minable et elle n'avait pas peur de moi.
Rien ne l'effrayait, rien sauf les araignées. C'était une peur panique. Elle devenait hystérique et moi je riais, mais ne lui montrait pas.
"Elle me regarde, elle me nargue, vite, vite mon chéri, elle me fixe, elle me veut du mal."
Quand il y en avait une dans la maison, elle hurlait et m'appelait mon chéri pour que je vienne la tuer.
"Oh merci mon chéri."
Quelque fois, j'en ramenais de la réserve. Derrière les caisses, il y en avait des grosses noires hideuses. J'avais toujours sur moi une petite boite
en plastique avec un petit trou pour l'aérer. Je voulais des araignées bien vivantes. Je lâchais la bête dans la salle de bain et j'attendais. Petite
vengeance.
"Dépêchez-vous c'est l'heure et vous savez que vous devez choisir maintenant."
Pendant onze mois, il n'y en eut que pour le bel Antonio alors j'ai tué le bellâtre et je me suis suicidé. Mais maintenant je suis là-haut ou là-bas,
je ne sais pas bien, et je suis obligé de retourner sur terre dans la peau d'une créature.
"Vous ne deviez pas tuer, seul Dieu, l'Eternel détermine l'heure de chacun et de chacune. Vous ne deviez pas non plus vous suicider. Mais nous
reconnaissons que vous aviez des circonstances atténuantes, aussi nous vous laissons choisir au lieu de vous imposer une réincarnation. Avez-
vous choisi l'être et le lieu ? Vous ne pourrez mourir sous cette identité avant vingt ans. Si cela ce produisait avant vous renaîtriez le
lendemain matin. Avez-vous choisi ?"
Ce bonhomme tout en blanc m'impressionnait. J'avais trouvé. Un sentiment de joie m'envahissait, j'allais revoir Laura et vivre avec elle.
"J'ai choisi. Pour le lieu je choisis de vivre avec Laura, pour la réincarnation je veux être une araignée."
...
"Elle me regarde, je le sens, elle me regarde, et cet idiot de Georges qui n'est plus là pour m'aider, elle me nargue, au secours quelqu'un."
Mais si je suis là et pour elle je reviendrai tous les jours.
Jean-Marie LE BRAZ
16 septembre 1995
Les nouvelles de JM sont ici
MAIS JE SUIS LA !
MAIS JE SUIS LA !
Octobre 1975, quelque part, ailleurs.
"Attendez, attendez, y'a pas le feu" criai-je énervé.
Cette situation, je ne l'avais pas voulue ou du moins pas
vraiment. Tout avait commencé, il y avait maintenant quinze
ans et onze mois. Dieu qu'ils comptaient ces onze mois.
Oublions Dieu un instant, sans vouloir l'offenser.
Donc je disais, que tout avait commencé quand je l'avais
rencontrée dans le centre commercial où je travaillais
comme manutentionnaire. Mon père m'avait dit que je
deviendrai un jour le directeur d'un de ces centres si je
savais y faire. "Mon fils tu dois démarrer au bas de l'échelle,
tu dois savoir être humble, vois-tu, j'ai démarré comme
coursier dans cette banque et aujourd'hui je la dirige" Ouais.
Un homme juste et dur, mais il était marié avec Sa banque
et ne vivait que pour elle. Maman était partie le jour de mes
18 ans. Elle ne pouvait pas lutter contre cette maîtresse
implacable et froide. Je la voyais de temps en temps, et puis
de moins en moins, j'essayai de vivre ma vie avec Laura.
Dieu qu'elle était belle. Dieu, c'est juste une expression,
essayons d'oublier Dieu un instant. Un vendeur de télévisions
avait vendu à Laura un superbe poste de télévision habillé de
bois comme on les faisait à l'époque. Beau mais trop lourd
pour Laura.
"Bougez pas m'dame, un manutentionnaire va venir vous
aider. "
Et il me héla dans le magasin.
"Georges, rapplique ici et aide cette charmante cliente."
J'avais honte de ce poste, je me sentais minable avec cette
blouse bleue ornée d'une immense broderie avec le nom du
magasin. Une publicité ambulante, voilà ce que j'étais. Je
sentais la sueur, mes cheveux étaient toujours poussiéreux,
mes mains calleuses et mes ongles sales. Dieu que j'étais pas
beau. Toutes mes excuses Dieu. Et c'est ainsi que je
m'approchais de Laura, la tête basse comme ces chiens qui
prennent des coups toute la journée par leur maître pour un
rien et qui n'ose pas mordre. Laura ne me vit pas, je suis sûr
qu'elle aurait été incapable de faire mon portrait robot si la
police le lui avait demandé.
Je pris le téléviseur dans mes bras et je la suivis sur le
parking. Elle avait une vieille 304 Peugeot décapotable
jaune. Je déposai l'objet sur le siège arrière avec beaucoup
de précautions. Dieu qu'elle était belle avec ses cheveux
noirs dans le vent où le soleil faisait danser des reflets bleus.
Je la fixais et elle fit mine de ne pas s'en apercevoir.
J'ai encore dit Dieu ? Désolé.
"Merci"
C'est tout ce qu'elle me dit "Merci". Elle monta, démarra et
parti. Je restais là quelques instants, figé et me repassant
plusieurs fois dans ma petite tête (c'est mon père qui disait
que j'avais une petite tête) le souvenir de cette femme et le
départ de cette voiture, de ses cheveux dans le vent, j'étais
bien.
Le lendemain, elle était dans le magasin. Je venais
d'apporter des téléviseurs dans le rayon quand elle apparut
dans mon champ de vision. Pendant un instant je me mis à
croire que c'était pour moi.
"Hé ! vous"
"Moi ? madame "
"Ben oui, vous. Où est le vendeur d' hier."
"C'est son jour de congé, si je peux vous aider."
"Sais pas, enfin. J'arrive pas à régler les chaînes et il y a un
beau film ce soir et ..."
"Je peux venir à dix-neuf heures trente. Dès que j'ai fini ici."
J'avais osé. Une sensation que je n'avais pas encore connue
m'envahit. J'avais osé faire quelque chose qui ne m'était pas
attribué. Je me sentais un surhomme, un dieu (c'est un
exemple, y'a pas d'offense).
"Ben venez ce soir, y'a mon adresse sur la facture."
A dix neuf heures trente exactement je sonnais à sa porte.
J'étais parti un peu plus tôt pour prendre une douche et
surtout me changer, je voulais que cette fois elle me voie.
J'avais un pantalon blanc et un pull crème en coton. C'était
la fin de l'été mais il faisait encore bon. J'étais passé
plusieurs fois dans le rayon des parfums du magasin pour
trouver celui qui me conviendrait le mieux ou plutôt qui lui
conviendrait.
"Vous êtes qui ?"
"Je suis le magasinier, je viens régler votre téléviseur."
Je trouvais que magasinier sonnait mieux que
manutentionnaire.
Dieu, quelle beauté. Ouais, je sais j'ai encore dit Dieu. Je
sais qu'il faut que je me dépêche mais je raconte Mon
histoire, ma vie.
Il me fallut que quelques minutes pour faire les réglages
mais à ses yeux j'étais un magicien, un David Copperfield. Un
dieu (pardon), enfin un héros.
Elle me proposa un verre que j'acceptai, elle me proposa
ensuite de dîner avec elle, j'acceptai et plus tard dans la
soirée quand elle me proposa de nous revoir j'acceptai
encore. Je la revis souvent. Un jour le responsable du
magasin reçut sur la tête un congélateur que j'essayais de
monter sur l'étage du haut avec le Fenwuick. C'était une idée
absurde, et le directeur le reconnaissait, mais c'était une
idée du responsable. Blessé, la place était libre et le
directeur me proposait de la prendre et j'acceptais.
Laura était fière de se promener à mon bras et me
présentait partout comme le directeur responsable des
stocks.
Elle proposa de nous marier et j'acceptai. C'était il y a
maintenant quinze ans et onze mois. Laura avait du sang
italien. Attention, italien du nord. Elle avait du
tempérament. Elle choisit l'appartement, le décor, les
meubles, les bibelots, les casseroles, les assiettes, la
nourriture, les loisirs, les revues, les films à la télé. Tout,
elle décidait pour tout et moi j'acceptais. J'acceptais cette
vie de larbin. Oui, j'étais son larbin.
"Tu es un minable, voilà quinze ans que tu es dans cette
boite et tu es toujours responsable de ta boite à poussière."
Quand j'essayais de me rebeller, elle haussait le ton, me
regardait avec ses yeux froids et hostiles sans amour sans
tendresse, mais Dieu qu'elle était belle. Je sais que j'ai
encore dis Dieu. Je m'en excuse.
Où j'en étais maintenant, ...ah ! Oui, elle se moquait de
moi. C'est à cette époque qu'elle décida de suivre des cours
de danse. Elle rencontra le bel Antonio. Un dieu de la danse.
Oui je sais en parlant de Dieu, j'ai presque fini.
"Dépêchez-vous, vous devez choisir"
Je sais que je dois choisir. Elle ne parlait que de lui. Antonio
fait ceci, Antonio fait cela, Antonio va acheter, Antonio part
en vacances. Quand je la regardais droit dans les yeux pour
lui montrer que je m'en foutais de son bel Antonio, elle me
fixait davantage, elle n'avait pas peur de moi ni de rien.
J'étais un minable et elle n'avait pas peur de moi.
Rien ne l'effrayait, rien sauf les araignées. C'était une peur
panique. Elle devenait hystérique et moi je riais, mais ne lui
montrait pas.
"Elle me regarde, elle me nargue, vite, vite mon chéri, elle
me fixe, elle me veut du mal."
Quand il y en avait une dans la maison, elle hurlait et
m'appelait mon chéri pour que je vienne la tuer.
"Oh merci mon chéri."
Quelque fois, j'en ramenais de la réserve. Derrière les
caisses, il y en avait des grosses noires hideuses. J'avais
toujours sur moi une petite boite en plastique avec un petit
trou pour l'aérer. Je voulais des araignées bien vivantes. Je
lâchais la bête dans la salle de bain et j'attendais. Petite
vengeance.
"Dépêchez-vous c'est l'heure et vous savez que vous devez
choisir maintenant."
Pendant onze mois, il n'y en eut que pour le bel Antonio alors
j'ai tué le bellâtre et je me suis suicidé. Mais maintenant je
suis là-haut ou là-bas, je ne sais pas bien, et je suis obligé de
retourner sur terre dans la peau d'une créature.
"Vous ne deviez pas tuer, seul Dieu, l'Eternel détermine
l'heure de chacun et de chacune. Vous ne deviez pas non plus
vous suicider. Mais nous reconnaissons que vous aviez des
circonstances atténuantes, aussi nous vous laissons choisir
au lieu de vous imposer une réincarnation. Avez-vous choisi
l'être et le lieu ? Vous ne pourrez mourir sous cette identité
avant vingt ans. Si cela ce produisait avant vous renaîtriez
le lendemain matin. Avez-vous choisi ?"
Ce bonhomme tout en blanc m'impressionnait. J'avais trouvé.
Un sentiment de joie m'envahissait, j'allais revoir Laura et
vivre avec elle.
"J'ai choisi. Pour le lieu je choisis de vivre avec Laura, pour
la réincarnation je veux être une araignée."
...
"Elle me regarde, je le sens, elle me regarde, et cet idiot de
Georges qui n'est plus là pour m'aider, elle me nargue, au
secours quelqu'un."
Mais si je suis là et pour elle je reviendrai tous les jours.
Jean-Marie LE BRAZ
16 septembre 1995
Les nouvelles de JM sont ici